ROMAN - Le nouveau roman

ROMAN - Le nouveau roman
ROMAN - Le nouveau roman

On groupe sous l’expression «nouveau roman» des œuvres publiées en France à partir des années 1950 et qui ont eu en commun un refus des catégories considérées jusqu’alors comme constitutives du genre romanesque, notamment l’intrigue – qui garantissait la cohérence du récit – et le personnage, en tant qu’il offrait, grâce à son nom, sa description physique et sa caractérisation psychologique et morale, une rassurante illusion d’identité.

À la tradition réaliste du roman, qui reposait plutôt sur les conventions du récit, les «nouveaux romanciers» opposèrent une autre forme de réalisme, celui qui suggère le déroulement de la conscience avec ses opacités, ses ruptures temporelles, son apparente incohérence. Mais, doublant souvent leur production romanesque de manifestes ou d’analyses théoriques, ils prétendirent donner aussi une nouvelle noblesse au genre en faisant prédominer ses aspects formels; suivant la formule de Jean Ricardou, le roman devait être moins «l’écriture d’une aventure que l’aventure d’une écriture».

Une «collection d’écrivains», une époque

Plutôt que de groupe ou d’école, Jean Ricardou préfère parler, à propos des nouveaux romanciers, d’une «collection d’écrivains», mus par une même ambition, mais de tempérament et de style fort dissemblables. Il a pourtant contribué au premier chef à l’«illusion de club» qu’il souhaitait dénoncer: son ouvrage Le Nouveau Roman (1973), qui met au jour les recettes plutôt que l’inspiration des nouveaux romanciers, ne retient en effet que sept noms, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Jean Ricardou, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon, tous participants du colloque qui se tint à Cerisy-la-Salle en juillet 1971. Pour avoir refusé de se rendre au colloque parce que, dira-t-elle, elle se méfie des a priori théoriques qui empêchent l’écrivain à l’œuvre de se découvrir lui-même, Marguerite Duras s’est, aux yeux de Jean Ricardou, exclue elle-même de la «pléiade». Alain Robbe-Grillet la considère au contraire comme faisant partie de cette «collection» à laquelle on adjoindrait volontiers Samuel Beckett, voire Jean Cayrol (Le Déménagement , 1956; Les Corps étrangers , 1959) ou Claude Mauriac (la suite romanesque Le Dialogue intérieur , 1957-1979; L’Alittérature contemporaine , 1958).

En marge des auteurs, un nom fera l’unanimité: celui de Jérôme Lindon, éditeur courageux, directeur des éditions de Minuit, qui accepta au long des années 1950 plusieurs manuscrits de ceux qu’on appellera bientôt les nouveaux romanciers et qui demeurera le meilleur fédérateur du groupe. Dès les années 1960, son catalogue fait presque l’effet d’un palmarès des œuvres du nouveau roman. Les auteurs auxquels il avait fait confiance lui demeureront pour l’essentiel continûment fidèles.

L’expression «nouveau roman» est due à Émile Henriot qui l’employa dans un article du Monde , le 22 mai 1957, pour juger sévèrement La Jalousie d’Alain RobbeGrillet et Tropismes de Nathalie Sarraute. Robbe-Grillet fut, semble-t-il, le premier à reprendre l’appellation à son compte. Mais, réédité en 1957 par Jérôme Lindon, Tropismes datait en réalité de 1939. Nathalie Sarraute avait montré dans ce recueil de textes brefs sa méfiance envers les «caractères» tels que les concevaient les romanciers du XIXe siècle, préférant s’attacher, sous le nom de «tropismes», à ces «moments indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de notre conscience; ils sont à l’origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver». De cette préférence, elle avait donné une illustration dans Portrait d’un inconnu (1948). Le nouveau romancier perçait chez Claude Simon dans Le Tricheur (1945) ou La Corde raide (1947). Enfin, Molloy et Malone meurt (1951), de Samuel Beckett, où les éléments d’intrigue et les personnages sont réduits à une réalité incertaine, ont précédé de deux ans Les Gommes (1953), de Robbe-Grillet, que l’on a parfois considéré comme le premier nouveau roman.

Un an après qu’Émile Henriot eut donné au nouveau roman son nom de baptême, l’hebdomadaire Arts annonçait la mort du mouvement. «On a toujours contesté son existence, et il est toujours là», déclarait Robbe-Grillet dans une interview au Monde (22-23 janv. 1984). Des esprits malicieux opposeront que le nouveau roman est mort avec le prix Nobel de littérature décerné à Claude Simon en 1985; né dans la contestation, pouvait-il se survivre en étant couronné? Plus sérieusement, il en va avec les auteurs du nouveau roman comme avec les jeunes romantiques ou le groupe des surréalistes: passé le temps des manifestes, ils se sont épanouis dans des directions différentes, soit qu’ils aient très tôt renoncé au roman (Michel Butor a signé son dernier roman, Degrés , en 1960), soit qu’ils aient expérimenté, tel Robbe-Grillet, les chassés-croisés du langage romanesque et du langage cinématographique (L’Immortelle , 1963; L’Éden et après , 1971; Glissements progressifs du plaisir , 1974), soit qu’ils aient obliqué vers l’autobiographie. Cette dernière tentation s’interprétera comme un effet de l’âge (la fiction paraît souvent vaine à l’heure des bilans), mais aussi comme un désir de jouer avec les limites du vrai et du faux et de s’interroger sur les pièges de la mémoire: l’illustrent Nathalie Sarraute avec Enfance (1983), Alain Robbe-Grillet avec sa trilogie autobiographique intitulée Romanesques (1985-1994), ou encore Claude Simon dont L’Acacia (1989) dissimule à peine sous le «il» du narrateur une authentique recherche du père et révèle que, depuis L’Herbe (1958), le romancier tissait grâce à la reprise des mêmes thèmes une histoire familiale indissociable de la constitution de son écriture.

Influences, ruptures et manifestes

Le nouveau roman est spécifiquement français, voire parisien (ce qui ne l’a pas empêché de connaître une grande fortune à l’étranger, notamment aux États-Unis). Cette origine se perçoit à l’adjectif «nouveau», qui a servi, chez nous, d’autres effets de mode. On l’expliquera par la tradition du roman français, réputée pour ses vertus de clarté et pour la priorité qu’elle accorde à la psychologie. Aux pays de Joyce, de Faulkner ou de Virginia Woolf, voire de Musil ou de Kafka, il y aurait eu moins de raisons de rompre tapageusement les amarres. En enrichissant son œuvre d’arrière-plans esthétiques et philosophiques, en raffinant comme nul avant lui sur les nuances de la psychologie, en composant une galerie de personnages qu’on ne saurait réduire à des épiphénomènes ou à des fantasmes issus de la conscience du narrateur, Proust clôt en apothéose le roman du XIXe siècle plus qu’il n’ouvre sur le suivant. Si Nathalie Sarraute et Claude Simon se découvrent, surtout en fin de parcours, des parentés profondes avec son génie à explorer les secrets de la mémoire, il était hors de question qu’ils inventent leur écriture en s’inspirant de sa manière de déployer la phrase, encore moins qu’ils s’exposent à passer, à son exemple, pour les Saint-Simon de leur époque. Si Les Faux-Monnayeurs de Gide racontent l’aventure d’une écriture, celle-ci sert prioritairement une étude psychologique et morale. Plus hardi dans ses innovations de langue, Céline a, dans ses romans, modifié le rythme plutôt que l’ordre du récit. Raymond Queneau serait un meilleur parrain du nouveau roman. Il a lui-même expliqué comment Le Chiendent (1933) avait été organisé en un nombre de chapitres d’emblée soustrait au hasard et suivant une forme cyclique. Soumettant le roman comme la poésie à la loi des nombres, ses recherches formelles trouvent un écho dans La Jalousie , par exemple, où l’obsession des chiffres et la rigueur ostentatoire de la composition n’excluent pas l’humour.

Publiée en 1956, mais composée pour moitié de textes antérieurs, L’Ère du soupçon peut passer pour le premier manifeste avant la lettre du nouveau roman. Nathalie Sarraute n’y revendique guère d’inspirateurs français. Elle analyse comment Kafka a hérité de Dostoïevski plus que de Proust cet univers où «ne reste qu’une immense stupeur vide, un ne-pas-comprendre définitif et total». Le soupçon naît du moment où les œuvres sont envahies par «un je anonyme qui est tout et qui n’est rien et qui n’est le plus souvent qu’un reflet de l’auteur lui-même», discréditant le tout-puissant et trop transparent personnage balzacien. Balzac sert pareillement de bouc émissaire à Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (ensemble d’études écrites entre 1956 et 1963) pour sa dénonciation du personnage romanesque, notion qu’il juge «périmée» au même titre que l’«histoire» ou l’«engagement». Accordant à Sartre et à Camus le mérite de s’être éloignés, dans La Nausée et L’Étranger , des «types humains» du roman traditionnel, il leur reproche d’avoir néanmoins cédé au besoin d’exprimer une «tragification» de l’univers. Refusant de se poser en théoricien, Robbe-Grillet veut seulement dissiper quelques malentendus: le nouveau roman n’est pas une théorie, mais une recherche; il est l’aboutissement d’une évolution qui, rompant avec l’ordre balzacien ici encore mis à contribution, s’aperçoit à partir de la description de la bataille de Waterloo par Stendhal; loin de se désintéresser de l’homme, il ne s’intéresse qu’à lui et à sa situation dans le monde; alors qu’on le croit épris d’objectivité, il vise à une subjectivité totale, ne propose pas de signification toute faite et ne reconnaît pour l’écrivain qu’un engagement: la littérature.

Six ans avant de sacrifier à l’esprit de chapelle et de système dans son caricatural et narcissique Nouveau Roman , Jean Ricardou avait ouvert d’intéressantes perspectives dans Problèmes du nouveau roman (1967). Les œuvres des nouveaux romanciers y sont analysées à la lumière de notions (la métaphore, la description, la mise en abyme) qui autorisent des parentés plus qu’elles ne marquent de ruptures. Un nouveau roman, écrivait Robbe-Grillet. On pourrait croire qu’en n’encadrant pas, dans son titre, l’expression nouveau roman de guillemets Jean Ricardou s’abstient pareillement de donner des clôtures au mouvement et le juge disponible pour contribuer en profondeur au renouvellement du genre romanesque. Les participants du colloque de Cerisy-la-Salle céderont pourtant à la tentation de se compter et de serrer les rangs.

Nouvelles techniques, nouvelle vision du monde

Les débuts du nouveau roman ne coïncident pas par hasard avec ceux de la «nouvelle vague» (expression employée pour la première fois dans L’Express , à l’automne de 1957, pour désigner une nouvelle génération de cinéastes). Les films de la nouvelle vague présentent entre autres originalités une bande-son où les voix ne sont plus hiérarchisées de manière à permettre une claire écoute des acteurs principaux, mais brouillées, comme dans la vie, l’effet étant souvent accusé par le choix de scènes de rue ou de café; du moins le spectateur voit -il les personnages et peut-il ainsi les identifier. Donnant non à voir, mais à imaginer, le roman autorise un brouillage plus décisif dont Vous les entendez? (1972) de Nathalie Sarraute parut offrir un exemple limite puisque les voix qui composent le texte sont entendues au travers d’une cloison. Sans aller aussi loin, les premiers romans de Robbe-Grillet reflétaient une incertitude sur la provenance ou l’interprétation des paroles: dans Le Voyeur (1955), les bribes de conversation saisies ici et là par Mathias ne suffisent pas pour lui permettre de reconstituer l’enchaînement des faits. Aux dialogues du roman traditionnel soigneusement pourvus d’incises, moqués par Nathalie Sarraute dans «Conversation et sous-conversation» (L’Ère du soupçon ), tend à se substituer un concert confus qui obéit à un réalisme plus exigeant, mais reflète aussi une situation permanente d’incommunication.

À défaut de disparaître, le personnage évolue. Nathalie Sarraute intitule un roman Martereau (1953) pour donner ironiquement la vedette à un faux héros qui encombre l’imagination d’un narrateur désoccupé. Mais Léon Delmont, héros de La Modification (1957) de Michel Butor, garde toutes les caractéristiques du personnage traditionnel (âge, physique, profession, situation de famille, etc.), et le «vous» qui le désigne afin de mieux impliquer le lecteur relève de l’exercice d’école. Chez Robbe-Grillet, tandis que Wallas (Les Gommes , 1953) et Mathias (Le Voyeur ) méritent encore, aussi énigmatiques soient-ils, le nom de «personnages», le narrateur de La Jalousie est réduit à un regard (exceptionnellement à une oreille quand s’élève le chant de l’indigène), et la figure de son épouse, identifiée par l’initiale A., aux traits et gestes qui composent l’obsession du jaloux. Dans La Route des Flandres (1960) de Claude Simon, l’identité du héros, Georges, se dissout au fil du texte au profit des impressions qui enrichissent sa conscience. Si on annexe difficilement les œuvres de Marguerite Duras au nouveau roman, c’est qu’y figurent (voire y reviennent, dans le cas d’Anne-Marie Stretter) des personnages au destin romanesque, fussent-ils (telles Lol. V. Stein ou Emily L.) dotés d’un nom qui trahit un manque: faille de la connaissance que prend d’eux le lecteur, persistance d’un indicible, ou béance de l’être qui débouche sur la folie. Pour l’essentiel, la mise en question du personnage vise en priorité celui qu’une tradition romanesque a souvent imposé comme le premier d’entre eux: le narrateur. À la question «qui parle?», qui exprime un trouble sur son identité, a de plus en plus répondu un «ça parle». Si le je qui donne son impulsion au roman Dans le labyrinthe (1959) de Robbe-Grillet s’abolit bientôt au profit de formes qui s’enchaînent d’elles-mêmes, dans Triptyque (1973) de Claude Simon c’est le paysage d’une carte postale qui, d’emblée, organise le récit. Au-delà de l’exercice littéraire, la fusion du je au sein d’un monde de représentations signifie la mort du héros (dont l’aventure a donné originellement son sens au roman) et peut-être du sujet. Toute conscience est conscience de quelque chose, ont enseigné les phénoménologues. Et si la conscience se réduisait à une hypothèse, déduite des choses elles-mêmes? Ainsi s’expliquerait l’envahissement du roman par la description, avec, chez Robbe-Grillet, une nette référence aux œuvres de Raymond Roussel.

Le tournant, cette fois, remonte à Flaubert. L’«obstination de la description» valut à Madame Bovary , de la part des auteurs qui se disaient «réalistes», des reproches qui annoncent étonnamment ceux que fera entendre la critique d’inspiration humaniste aux débuts du nouveau roman. «Chaque rue, chaque maison, chaque chambre, chaque ruisseau, chaque brin d’herbe est décrit en entier [...]. Il n’y a ni émotion, ni sentiment, ni vie dans ce volume» (revue Réalisme , 15 mars 1857). Que dire alors du quartier de tomate, décrit dans Les Gommes jusqu’à la «mince couche de gelée verdâtre» qui engaine les pépins? Mais, de même que le mobilier ou les arbres signifiaient l’ennui ou le désir d’évasion d’Emma Bovary, les objets des Gommes suggèrent l’œil hagard de Wallas dont la conscience s’anéantit devant les choses. De cette «réification» (Lucien Goldmann), on trouvait des signes dans L’Étranger , où les vis du cercueil dans lequel repose la mère emplissent la conscience de Meursault et lui donnent un sentiment d’absurde. Plus systématique dans le nouveau roman, elle traduit, suivant l’analyse de Lucien Goldmann, le triomphe dans une société de type capitaliste des objets sur la conscience individuelle. On en déduirait trop vite, en dépit de ce que laissent entendre certains nouveaux romanciers eux-mêmes, que le roman y perd toute dimension psychologique. Puisque la jalousie est un sentiment obsédant qui fixe l’attention du sujet sur la main du rival, sur les centimètres qui la séparent de celle de l’épouse, sur la qualité de papier d’une lettre que celle-ci déplie et replie, Robbe-Grillet l’exprime plus richement en s’attachant obstinément à ces détails qu’en formulant, comme l’eût fait un disciple de Paul Bourget, que son héros est jaloux à en mourir. La jalousie n’est pas une donnée initiale (sinon, comme le suggère malicieusement le titre du roman, sous l’espèce d’une fenêtre à travers laquelle on voit sans être vu). Elle se déduit, hypothétiquement, d’images et de sons donnés à voir et à entendre.

Ainsi l’envahissement de la description exprime-t-il, suivant la modernité du projet, la passivité ou l’anéantissement du sujet. Le héros médiéval chevauchant dans la forêt n’y apercevait que des points de repère ou des obstacles à sa conquête. Anti-héros de L’Éducation sentimentale , Frédéric Moreau use ses forces et ses illusions à contempler ces rues et ces salons de Paris que le héros balzacien prenait encore pour un champ de bataille; mais au moins, chez Flaubert, la description signifiait-elle encore le rêve. Notre époque ayant perdu le goût des amours romantiques et des projets d’avenir, l’espace du nouveau roman devient le lieu d’obsessions sexuelles et d’une plongée parfois morbide dans le passé, confondues dans un roman comme Le Voyeur .

L’intrigue devrait, à ce compte, se dissoudre d’elle-même. Les nouveaux romanciers en jouent, pourtant, plus qu’ils ne l’ignorent. Renouvelant le genre policier (Les Gommes ), proposant des énigmes d’une portée dérisoire (Martereau ), ou employant à chaque paragraphe des temps différents «pour brouiller dès le départ la piste “policière”, pour l’annuler», comme le fait de son propre aveu Robert Pinget dans Passacaille (1969), ils visent à décevoir le lecteur qui s’imaginait candidement que le roman a pour fonction de raconter et de dénouer une histoire. De même, quand s’interrompt l’enquête du narrateur de La Jalousie (menée avec un acharnement que ne soutiendrait aucun détective de profession), ignorons-nous si ses soupçons étaient ou non fondés. L’ère du soupçon est celle d’un soupçon infiniment entretenu. On s’explique ainsi que le roman policier ait offert aux nouveaux romanciers à la fois une mine de thèmes ou de situations, et un contre-modèle: les pulsions de mort et de sexe, qui composent les fantasmes de tout individu moyennement constitué, font en effet l’ordinaire du genre policier, mais elles doivent s’y réaliser en actes pour que tout puisse se dénouer en fin de compte dans l’ordre et la clarté. Le roman policier épouse au reste les exigences de la société en même temps qu’il systématise les habitudes du genre romanesque en général, puisqu’il suppose l’identité de chaque personnage, la stricte attribution à chacun des paroles qu’il a prononcées (les dialogues des romans traditionnels s’apparentent aux procès-verbaux qui sont rédigés dans les commissariats) et, après que sont survenus des événements qui ont dérangé l’ordre établi, le réassemblage de toutes les pièces du puzzle. Brouiller le texte, c’était pour les nouveaux romanciers brouiller l’ordre social ou, pour le moins, montrer qu’il est factice.

La mise en question de l’intrigue engageait une nouvelle conception du temps du récit. Claude Simon déclare en 1972: «Assez vite (et dans Le Vent j’ai expressément formulé cela dans quelques pages) j’ai été frappé par l’opposition, l’incompatibilité même, qu’il y a entre la discontinuité du monde perçu et la continuité de l’écriture.» Dès ses premiers romans, il a tenté de récupérer au profit de l’écriture le privilège de la peinture d’offrir simultanément les éléments d’un spectacle; ainsi Le Vent (1957) se présente-t-il comme un essai de reconstitution d’un retable, préoccupation qu’on retrouvera beaucoup plus tard dans Triptyque . Mais quand il confie que, à l’époque où il songeait à La Route des Flandres , «tout se présentait en même temps» à son esprit, il livre la principale source de difficulté de composition de l’ouvrage, dont l’écriture chaotique (mimétique de la débâcle de 1940) rejette l’ordre conventionnel du récit pour se résoudre en «un trajet fait de boucles qui dessinent un trèfle, semblable à celui que peut tracer la main avec une plume sans jamais lui faire quitter la surface de la feuille de papier». Si l’horaire des chemins de fer de Paris à Rome permet à Michel Butor, dans La Modification , d’articuler le temps et l’espace, il s’agit là, selon son expression, d’une commodité de «grammaire du récit», qui ne déconcerte pas vraiment le lecteur. Plus troublantes sont l’inexplicable suspension du temps dans Les Gommes ou l’ellipse qui, dans Le Voyeur , serait artificieuse si elle ne signifiait un trou de mémoire ou le refus d’un aveu; ces trouvailles ont précédé chez Robbe-Grillet une recherche plus formelle: les «séries», remplaçant les chapitres, apparentent La Jalousie à une composition musicale, avant que La Maison de rendez-vous (1965) ne soit rythmée en séquences inspirées de l’art cinématographique. On ne sait plus, dans ce dernier exemple, si nous sont données à imaginer de «vraies» scènes ou les scènes d’un film qu’on tournerait, question oiseuse puisque tout, dans le texte, est par définition fictif. Ainsi, au temps fragmenté dans lequel nous vivons et que rythment des événements auxquels nous reconnaissons un poids de réalité et d’émotion répond un temps spécifiquement romanesque, qui fait le cas échéant référence à la peinture, à la musique ou au cinéma pour afficher sa nature esthétique, mais dont l’unité est due au seul pouvoir des mots. On dirait parfois que le temps est, pour les nouveaux romanciers comme pour Proust, le vrai sujet de toute œuvre romanesque. Mais, tandis que la recherche proustienne engage gravement l’unité du moi, celle des nouveaux romanciers tend à affirmer, sur un mode volontiers ludique, l’autonomie du texte.

Ébauche d’un bilan

Une réflexion théorique à laquelle s’associa un temps la revue Tel quel (fondée en 1960), avec des articles de Philippe Sollers ou Jean Ricardou, a mis l’accent sur cette autonomie. Mais la fermeté des positions, soutenue par un désir de propagande, a nui plus d’une fois à l’équité des points de vue. Une œuvre n’est-elle pas toujours, pour un écrivain digne de ce nom, l’«aventure d’une écriture»? Balzac a cherché, comme n’importe quel romancier, à donner une illusion de réalité, mais, si son nom a survécu, c’est parce que (aux termes d’une analyse qui eût certes passé pour du chinois à son époque) les avatars de Vautrin ou d’autres héros de La Comédie humaine reflètent l’acte créateur du romancier.

La particularité des nouveaux romanciers est qu’ils se sont ingéniés à inscrire au sein de la fiction les problèmes de l’écriture, au point que leurs œuvres furent parfois plus contaminées qu’enrichies par leur projet critique. La formule de Georges Raillard, présentant sans intention péjorative un roman de Butor paru en 1956: «Œuvre didactique, L’Emploi du temps est, néanmoins, un roman», vaudrait pour bien d’autres. En émaillant le récit de Dans le labyrinthe de «non» qui signalent les pistes auxquelles a renoncé le narrateur, Robbe-Grillet semble enseigner au lecteur (au cas où celui-ci l’aurait ignoré) que l’histoire n’obéit pas à une réalité préexistante, mais à une succession de choix de l’écrivain. Quand il explique comment L’Inquisitoire (1962) a obéi au mécanisme d’une phrase initiale, alors qu’il n’avait au départ rien à dire, Robert Pinget illustre la rafraîchissante réflexion d’Aragon sur les incipit ; mais d’autres nouveaux romanciers ont, à force de schémas, grilles et paraboles, changé leurs œuvres en des réseaux de signes prémédités. On comprend le mouvement de retrait de Marguerite Duras: l’«aventure» lui parut trop corsetée.

Il faut donc considérer comme ironique la déclaration de Claude Ollier à propos de sa trilogie (publiée de 1959 à 1963): «La Mise en scène est un roman d’aventures coloniales, Le Maintien de l’ordre un roman politico-policier, Été indien un roman d’amour en bandes dessinées»; de même les initiés savent-ils depuis longtemps que La Bataille de Pharsale (1969) de Claude Simon doit se lire comme une «bataille de la phrase». Pourtant, La Jalousie a pu être analysée avec pertinence comme un reflet du système colonial, le comptage des bananiers ou des piliers de la maison signifiant l’obsession d’un planteur menacé par l’émancipation des Noirs autant que par celle de sa femme. La Route des Flandres a été récemment, dans un programme universitaire, associée à La Chartreuse de Parme et à La Débâcle de Zola: trois écritures, trois visions de la guerre. On veut bien, avec Jean Ricardou, que les triangles formés par le bikini d’une baigneuse répondent, dans son roman L’Observatoire de Cannes (1961), à d’autres triangles inscrits dans le texte: le nouveau roman survivra moins grâce à ces subtilités que grâce à son pouvoir d’exprimer une mythologie éternelle (mythes d’Œdipe ou du Minotaure lisibles en filigrane dans Les Gommes ou dans L’Emploi du temps ), mais surtout contemporaine, faite de violence et de sexe. Ainsi Robbe-Grillet réinvestit-il par son imagination la «multitude de signes dont l’ensemble constitue la mythologie du monde où [il vit], quelque chose comme l’inconscient collectif de la société, c’est-à-dire à la fois l’image qu’elle veut se donner d’elle-même et le reflet des troubles qui la hantent» (interview donnée à propos de son roman Projet pour une révolution à New York , 1970). De même que la peinture non figurative est encore de la peinture, une écriture qui ne renvoie pas au réel est encore de l’écriture; mais, par les impasses où ils ont parfois abouti, théoriciens et auteurs du nouveau roman ont prouvé que, dût-il pour demeurer fidèle à sa mission être renouvelé dans ses techniques, le roman perdrait son nom à ne plus être un simulacre du réel.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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